5.11.2017

rc/ De l'expérience des lieux et de l'écriture

Retour de voyage, 
Où j'expérimente le lien entre l’expérience vécue, les notations in situ, et l’écriture.

J’avais déjà travaillé sur une forme de notation in situ l’année dernière, pour le texte À l’approche (ce texte sortira l'année prochaine aux Éditions du Chemin de Fer), à partir de prises de notes pendant les trajets en RER entre Paris et Cergy. 
Dans l’espace urbain, il y a quantité de paroles, de voix, de textes lisibles, visibles. Je travaillais avec une matière très dense, y compris avec mes propres lectures. Mon corps de passagère n'était pas en mouvement mais à l'écoute, regard et introspection.

Le processus d’écriture pour ce qui s'écrit en ce moment se présente de façon complètement différente. 

Des espaces ruraux traversés, j'obtient des notations, qui renvoient à une expérience plus intime et corporelle du paysage. Les noms sont rares : noms de fleurs, quelques pancartes, des marquages, le reste est plus informe, un milieu, des matières, des sons.


Le corps du marcheur fait appel aux sensations directes, aux présences, plutôt qu'aux souvenirs. Ainsi les notations produites sur place redonnent accès à l'expérience d'une façon très intense, ces notes ré-ouvrent des moments sensibles, poly sensoriels. Voici ce que je dis de l'amont, de la capture, puis de la reprise d'écriture dans le texte en cours :

Je stocke des phrases en marchant, fragments de choses recueillies, chutes de pensées que je capture dans mon téléphone. Je ne décris pas ce que je vois, je consigne d’une façon éparse et désorganisée quelques séquences à épingler. Je pose des repères parlés,  des bornes dans le paysage, des notations pour la mémoire. Je les retranscris telles quelles le soir dans un carnet. Choses vues qui deviennent Images-souvenirs puis Images-mémoire, dirait Jacques Roubaud, et il est surprenant de constater effectivement la façon dont, bien plus tard, ces fragments ré-ouvrent l’expérience vécue, font éclore un environnement visuel, sonore, mais aussi haptique qui mobilise une quantité de sensations. Il n’y a pas d’histoire mais il y a ce fil à dévider qui me relie à l’intensité de l’expérience. Une quantité de mots qui n’ont pas été écrits sont cachés sous les mots écrits. Peut-être parce que les phrases sont des espaces et que les lieux sont des mots, des mots posés sur les choses. Peut-être parce qu'on marche dans des brouillons de phrases. 

[#Marchécrire, du 3 au 15/04, quelques mots au jour le jour dans l'onglet Carnet des Départs]

Puis je voudrais citer quelques auteurs lus avant et après le trajet, qui m'apportent matière  poétique sur le rapport entre le lieu et l’écriture, entre l’expérience et l’écriture, entre les lieux et les mots, les lieux et le corps.

Michel BUTOR, dans le chapitre "La Ville comme texte(Répertoire 2, Œuvres Complète III), écrit : 
"Il y a des quartiers plus ou moins oraux, plus ou moins écrits ; c’est le centre qui s’oppose aux faubourgs, mais cette opposition n’est que l’intériorisation d’une autre, essentielle, celle de la ville et de la campagne.
Si les villes anciennes étaient entourées de remparts, c’était certes pour les protéger contre les dangers de l’extérieur : loups, brigades et barbares, mais aussi pour empêcher le trésor interne de se diluer, se répandre.
Toute la campagne vient consulter la ville, contribue à l’édification de ces murs-tabernacle. 
La ville est reconnue comme loi, autorité, centre, valeur ; sans elle la campagne désormais considère qu’elle ne pourrait survivre, qu’elle se déferait sans ce nœud, ce lest, cette réserve."

Il est intéressant de penser la ville comme lieu de rassemblement autour du texte, y compris celui de la loi. Et dans cette ville, de centres, de quartiers, de périphéries qui seraient des styles, des écritures différentes. Qu'est-ce qui s'écrit dans les paysages que j'ai traversé, et comment ? 

En ethnologue, Keith BASSO étudie, dans son livre "L'eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert", le lien qui unit la langue des Apaches occidentaux aux lieux, et les lieux à la langue, à travers la question des toponymes.
Les éléments géographiques sont autant de repères mnémoniques arborant les enseignements moraux de l'histoire des Apaches
Tous ces lieux possèdent des histoires. On les décoche, comme des flèches.
L'utilisation des toponymes est un véritable art narratif, dit Keith Basso, qui consiste à faire revivre, par l'imagination, au discours direct, une histoire appartenant au passé, indissociable d'un lieu spécifique. Car c'est le lieu qui contient l'histoire et l'actualise quand il est visitéPlus encore, nommer le lieu par son toponyme peut suffire à activer les enseignements de l'histoire, à en faire l'expérience.

À propos d'expérience, Tim INGOLD ("Marcher avec les dragons") tente de qualifier les liens qui nous unissent au réel, et la matière avec laquelle nous tissons, c'est-à-dire avec laquelle élaborons un processus quel qu'il soit (marcher, penser, écrire...) :
Le monde de notre expérience ne cesse de se renouveler autour de nous à mesure que nous tissons. S’il y a une surface, elle est comparable à la surface du panier ; elle n’a ni « intérieur » ni « extérieur ». L’esprit n’est pas au-dessus, ni la nature en-dessous. Où se trouve l’esprit alors ? Dans le tissage de la surface elle-même. Et c’est à l’intérieur de ce tissage que nos projets de fabrication, quels qu’ils soient, sont formulés et réalisés. Nous ne pouvons fabriquer que si nous sommes capable de tisser. »
Dans une forme de connaissance performative - qui suit un processus -, les frontières entre le soi et les autres, ou entre l’esprit et le monde, ne sont pas figées, elles sont provisoires et foncièrement instables.

Enfin, lors du dialogue croisé autour du processus d'écriture, entre François Bon et Arno Bertina, dans le cadre des rencontres du laboratoire Agora, UCP le 26 avril dernier, François BON s'est interrogé sur la façon dont la ville produit du langage, le réel est une réserve de langage, que l'expérience, comme l'action dans le réel, renouvelle.
"Le réel en lui-même fabrique des nuages de mots"
"La documentation est elle-même une écriture du réel", qui pose la question : qu'est-ce que la ré-écriture ? Ecrire avec des ready-made ? Réactualisant ainsi une figure comme celle du chiffonnier de Baudelaire. 
Tout est repris dans cette vidéo en trois points, du 10 mai 2017, où, invité à intervenir dans le cadre d'une journée d'études organisée par le master création littéraire de l'université de Cergy, il requalifie l'action de la mise en écriture, cet amont / le rapport à l'expérience du réel et la dimension performative / pose ce qui est en train de s'inventer, en France, entre écoles d'art et Masters universitaires, dans les ateliers étudiants.






« On s’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est rejoindre le Monde ou se confondre avec lui." (Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI Mille plateaux:Capitalisme et schizophrénie, 2) 
Licence Creative Commons VirginieGautier - journal de la thèse, Recherche & Création littéraire, Université de Cergy-Pontoise, laboratoire AGORA, 2016 - Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

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