Je le reprends ici parce qu'il me semble nécessaire dans le Carnet des Départs. Il ne lui en est pas moins dédié.
Sortir et lever les yeux une seule fois, pour le ciel.
Sortir pour marchécrire mais garder les yeux vers le bas. Il y a des jours où je n’arrive pas à regarder devant moi. Voir quoi ? Marchécrire, est-ce que ça peut être sentir plutôt que voir, autour de soi, autre chose ? Cette pierre par exemple, qui fut roc, en bordure du trottoir. Je marche dessus comme sur une veine rocheuse, en pensant au magma. La présence tellurique du granit. La maison à visiter le 27, au-dessus de la mer, où il y a cette dureté des côtes brûlées par le vent, qui me fait tant aimer les falaises comme les landes, les montagnes. Les herbes rases, les roches affleurantes. La terre meuble appuyée sur la pierre toute proche. Georges Perros qui adopta pour terre une pointe. Un bout, au bout duquel il n’y a plus qu’à se taire, à bien choisir ses mots. J’ai sur mon bureau un des Papier Collés pour me rappeler cette exigence. « Pour qu’un penseur soit intéressant, il faut qu’il ne puisse pas penser jusqu’au bout. Car il n’y a pas de bout. Il y a un charme ». Il y a du Finistère dans les pensées de Georges Perros. À ce départ, cette mise en mouvement du marchécrire, où vais-je moi-même arriver, y a t-il une buttée, un rivage ?
Sortir et lever les yeux une deuxième fois, pour un mur.
Ses agrafes tout du long réparent les brèches, racontent, ce qu’il faut contenir. Que rien, surtout ne vienne à déborder, qu'il tienne debout, ce mur, retienne, telle quantité de terre, de corps et d’os. En sortant du métro j’ai traversé le square qui longe le cimetière. Vu les sacs sous les bancs, les paquets, les couvertures emballées pour la journée. Vu dans un mur des visages, quelques mots de Victor Hugo. S’ils sont gravés sur les vraies pierres du vrai mur des Fédérés, qui maintenant sait ? « Ce que nous demandons à l’avenir… » peut-être de ne pas nous raconter la suite. Un peu remuée, désorientée, je sors du cimetière, à deux pas de mon rendez-vous, place Gambetta, je me perds.
Sortir une troisième fois, avec un secret, voir différemment.
Une chose à emporter pour le marchécrire. Mon titre, « Les yeux fermés, les yeux ouverts », je fais sonner cette phrase sur le trajet du retour. Je repasse, forcément, par les mêmes cases, les mêmes trous, les mêmes empreintes dans le même sol. Pavés, parpaings, grilles. Mes pas, comme des pierres posées les unes à côté des autres, pour faire une marche. Voir quoi ? Sur le trottoir mouillé des allers, des retours, nos traces dans les deux sens, les lignes des roues des vélos. On devine notre trajectoire, on mesure notre nombre. C’est comme un dessin sur une feuille de papier. Des signes répétés afin d’user l’image, de ne garder que le passage. Traces, une sorte de géographie. Quand je dessine ce ne sont plus mes pas, c’est ma main, c’est mon bras, mon épaule qui refait le trajet. Dessins qui ne sont pas des cartes pour s’y retrouver, au contraire, moi je cherche à me perdre. Fondre dans le paysage, plonger, un plongeon — c’est Boutès qui revient. Effacer entre moi et ça cette distance, la décision même. Marcher dans la myopie du présent.
Sortir en baissant les yeux, regarder au-dedans.
Tout s’arrange. Je tiens un drôle de journal dans lequel j’écris quelques fois. C’est un journal arythmique, que j’oublie entre temps. Il contient des notes de travail, des choses toutes simples, projets qu’il faut fixer. Ainsi, le 22 octobre 2002, une phrase notée cet été : « Qu’est-ce que je fais là ? ». Je sais moi ce que contient cette phrase : l’incongruité du réel, l’ouverture d’un regard, une étrangeté première. Et je réalise qu’elle est devenue le thème, le motif, du livre à paraître. Dans le journal c’est le désordre du présent qui s’organise, trouve un sens. 11 ans depuis cette petite phrase, je joue à saute-mouton avec les années, vois, en feuilletant des pages, ce que l’on contient, ce que l’on retient en soi, afin qu’il tienne debout notre paysage. Telle quantité de terre, des corps, des os. Des choses mêlées et inconnues, difficiles à saisir, on dirait qu’elles s’arrangent sans moi.
Sortir ou partir vraiment.
Je quitte Paris, roule vers l’ouest, jusqu’au bout. Le 27 je visite la maison, à l’endroit, à l’envers, c’est beau, mais ça ne suffit pas. La route descend jusqu’à la mer que nous longeons le plus longtemps possible. J’ouvre ma fenêtre côté passager, cligne des yeux pour voir, diaphragme ouvert/fermé. Prends des photographies tout le long de la côte, de cette frange inouïe, sauvage. Le ciel a le gris des parpaings, des pavés. Il n’y a pas de bout, il y a un charme.
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