5.03.2013

Broderies - vase de mai avec Mathilde ROUX


©Mathilde ROUX "Territoires"
          FAIRE
          C'est une ville, elle est parfois occupée à effacer ses traces. Elle s'active. Elle ne voit 
          pas que ce qui est fait est fait, laisse toujours une marque, enchâssée sous nos pas. 
          Empreinte, tache, sillon, piste, cicatrice, lézarde, brèche, passage, trou. 
          Là où c'est lisse c'est louche.
          Même dans une ville nouvelle, une ville modèle, une ville pionnière, une cité idéale.

Je marche dans la ville neuve de ce corps d’aujourd’hui debout sur son hier.
Je m'articule dans le corps monumental, fractionné et changeant d’une ville qui ne me connaît plus à l’instant du carrefour.
Je pose, je marque, je pousse plus loin, je pèse à peine, j’avance à la jointure de nos deux corps sortis de terre, de nos deux corps construits dans l’idée d’un peu, d’un peu durer.
J’avance sur l’étendue, j'esquisse un passage, j'écris pas à pas une histoire de déplacement.
Je marche dans le corps du texte la ville bordant mes marges.

          FAIRE
          Une ville exemplaire, un cœur de ville, une ville musée, une ville fantôme.
          En août 41 dans la cité Muette on écrit. On ne peut pas parler. On écrit son nom, une date, quelques mots
          dans les murs, derrière les carreaux de plâtre, dans les contres cloisons des chambres. 
          Ils sont là les graffitis. Derrière la tapisserie, le meuble, la télé.
          ET DEFAIRE
          Séparer le dessus du dessous. Ecarter les différentes strates pour voir. Les traces effacées, les traces qui 
          restent. Effarée tu marches. 
          Les choses sur ton passage se soulèvent. 

DESSUS DESSOUS
Une ville – comme une vie - peut en cacher d’autres, des villes englouties par la façade, le flux normé, le bruit du dernier cri, la faculté d’oubli, des villes qui en ont trop vu si on peut trop voir trop voir et ne rien dire et rester là et calfeutrer absorber rénover et ne plus vouloir savoir d’où l’on vient, de quel silence.
Je marche dans cette ville.
Je marche comme une autre.

         Voici le revers. La coulisse où s'échangent les couleurs, où s'enracinent les motifs. Les subtiles 
             frondaisons. Vois, chaque endroit où tu poses tes pas, piqué, surpiqué, rendu visible. 
             Chaque arrêt, une étoile fleurissant sous ton pied. 
             Chaque demi-tour, une racine nue, un filament, derrière toi, délacé.
             C'est une ville, c'est une tapisserie. 
             Une broderie, un écran de fumée, un rideau à soulever.

LIEU D’Y REVENIR
C’est une ville-texte. Je marche dans la trame du récit.
Avenue du Drapeau, rue des Dragons, place de La Comédie, rue de l’Aiguillerie.
Est-ce que chaque mot compte ?
Rue des Soupirants, Avant Port, rue Puits Creusés, Grand Rond, rue des Lois, rue de la Chaîne, boulevard de Trèves.
Est-ce que les mots peuvent propulser, cimenter ?
Boulevard des Fusillés, chemin du Halage. Citadelle, Arsenal, Hôpital.
Rue du Pont Naturel, cimetière, rue du Manège, Porte du Miroir, rue des Bonnes Gens, rue de l’Espérance, cité administrative, rue du Siphon, rue de Mon Désert.
Chaque mot a t-il un lieu pour être ?
La Pépinière, rue du Champ des Oiseaux, entrées parking souterrain, gare d’État, rue aux Juifs, rue du Gros Horloge.
Place du Champ de Foire, avenue de la Révolution, rue du Grand Treuil.
Palais de Justice, prison centrale, rue de l’Écluse, rue des Bouchers, parc zoologique, rue des Héros, rue des Vertus.
Rue des Eaux Claires, Cours de la Liberté. 

         Cité Doré. 
             En 1849 les chiffonniers construisent sur terrain vacant leurs maisons. Cabanes aux toits de carton 
             bitumés, chargés de terre, sur lesquels sont plantées clématites, capucines, volubilis, qui fleurissent au 
             printemps. Les toits cèdent aux pluies d'automne. Sont remplacés par du fer blanc. 
             A REFAIRE 
             Avec rebuts, résidus, copeaux, débris, déchets, détritus, ramas, reliques, restes. 
             C’est une ville, elle cherche ses délimitations ailleurs. 
             Elle vibre, palpite. Elle est faite de piétinements, d'allers et de retours. De constellations qui s'éloignent les 
             unes des autres et se resserrent. Qui bougent. Elle hésite, se déplace, touche à tout. 
             Elle est au bord de la lumière et au bord de l'obscurité.


C’est une ville-parcours pour s’y retrouver, un rébus un réseau un tissu vivant.
Chaque mot pourrait compter si on savait, si on ne gâchait pas tant. Chaque mot perce une voie, élève, raccorde, aligne, recoupe, soutient, enfonce, chaque mot ou son contraire est embrasure, voûte, balcon, tuyau, segment, tour, tranchée, palier, passage commun. Avant-corps et arrière-corps du bâtiment. 
En août 40 dans une ville où je n’ai pas vécu les lourdes pierres de la bâtisse assourdissaient à peine les battements des cardeuses bourdonnements du renvideur sons saccadés de la doubleuse des tricoteuses qui extrayaient étiraient enroulaient et tressaient les fils sous l’œil attentif de celui qui serait un jour le père de mon père. Je n’ai jamais entendu sa voix.
J’avance mot à mot dans la ville à écouter, à inventer, la ville à faire sienne tout du moins assez pour la partager.


          ET RECOMMENCER
          Traces d’anciens chemins dont il ne reste que pointillés sur la carte – exotiques.
          Traces de passages marqués au pli des herbes, aux torsions des grillages, qui ne sont pas répertoriées. 
          Campements, qui ne sont pas définitifs. Se posent, se déplacent, se raccordent aux flux nécessaires. 
          Inquiètent toute l’ordonnance du paysage. 
          C’est une ville promenée, ici, ici et là – même de force.
          Verte, utopique, ancienne, du futur, ouvrière, moderne, mobile, parfaite, numérique, globale, virtuelle,    
          engloutie.
          A recommencer.



Echange stimulant, en forme de dialogue, avec Mathilde Roux ce mois-ci. Tissage de mots dessus dessous, pour être lus, pour être dit, autour de nos territoires littéraires et plastiques. Tout s'enchevêtre. Je lui prête dessin, elle me prête collage, et que dit ce collage ? que ce (tout) n'est qu'un fil qui court. Oui. Nous tirons, avec Mathilde, sur ce fil, qui se dévide longuement. Nous emmène chez elle, parmi ses quelque(s) chose(s), qui sont beaucoup de choses : textes, images, sons et articulations. Tirons plus fort, pour voir de Mathilde, ici, ses cartographies, ténues et précises, poétiques. Ce qui se brode encore chez elle, n'a pas fini de nous dépayser, de nous emmener vers d'autres Territoires, à voir !
Mode d'emploi : son texte en taille normale / mon texte en petite taille.


Mon texte là-bas : http://www.mathilderoux.fr/


Tiers Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre."






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