11.29.2023

Écrire pour penser ce qui se trame

 
29 novembre 2023

Écrire pour penser ce qui se trame. Provoquer des croisements. Relier. Cette 1ère résidence de 4 jours m’a permis de plonger dans la commande d’un texte sur les sols, à partir d’entretiens auprès d’agriculteur, archéologue, éleveuse,  viticulteur, géologue, astrophysicien, naturaliste etc., pour un projet de concert radiophonique : « Sols 360° » par la Compagnie de papier. Commande que je ne pouvais refuser tant elle fait écho à mes préoccupations de toujours. Parce que je nommais déjà « Sols » mes sculptures en dernière année d’études aux Beaux-Arts. Parce que dans la 1ère note de ce Journal irrégulier, en 1999, j’évoque le texte d’Edmond Husserl, L’Arche-terre ne se meut pas, dans lequel la question de la terre comme sol est posée sous le prisme de la phénoménologie. Parce que je dessine des carottages et des éléments de géologie sur les pages du livre Pierres et terrain de Gaston Bonnier (1880). J’avance donc lentement dans ce texte de commande, en attendant une prochaine période de résidence au laboratoire d’archéologie du CNRS à Rennes, en décembre. J’avance en coupant mes journées en deux. Matins chéris de l'écriture. Du temps dilaté de l'écriture. Qu'il n’est jamais facile de quitter. De la difficulté de passer d’une chose à une autre. Mais comme il y a beaucoup de chantiers ouverts cette année, et pour ne pas me sentir morcelée, dispersée, pétrifiée par la multiplication des fragments, j’ai imaginé une stratégie qui consiste à penser que tout est une seule et même chose. Une chose certes curieuse, mouvante et polymorphe. Une chose insatiable qui se nourrit de tout et que tout nourrit. En ce moment j’y inclus ma lecture du livre de David Abram, Comment la terre s’est tue (2013), et celle du Manuel de cartographies potentielles : Terra Forma, de Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, que j'ai réouvert et qui constituera une source pour un projet de Recherche-Création ("Territoires communs" récits et  cartographies) à venir, avec les habitant·es d'une commune du Finistère.

11.07.2023

De retour de quinze jours de résidence


07 novembre 2023


De retour de quinze jours de résidence à Carpentras, où j’ai fait la rencontre de Laurence Decaesteker. Beaucoup de conversations. Nous avons été invitées, elle comme plasticienne, moi comme écrivaine, par l’association Les Voyages de Gulliver, dans le but de mener ensemble des ateliers autour du thème des chemins coutumiers dans un centre d’accueil qui héberge des personnes isolées et en grande précarité. Le format était nouveau pour moi. Il a fallu adapter l'atelier d'écriture à un public fluctuant, interagissant dans l’immédiateté et souvent en incapacité de se poser pour écrire — et imaginer des formes de prises de notes et des enregistrements individuels ou collectifs, dedans et dehors, toutes collectes de paroles que je transformais ensuite en récits à partager. Cette première résidence de l'année a également été l’occasion de me poser pendant quelques demi-journées, en dehors de toutes autres sollicitations, dans l’écriture du texte "Recours à la nuit". Le dimanche du passage à l’heure d'hiver, nous avons décidé de visiter l’exposition “La Nuit Démesurée” dans le parc des Baronnies. Magnifiques photographies de nuits étoilées et  plongée dans les nuits textuelles de Jean Giono. Photographié cette citation : "ma sensibilité dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques ; et la voilà, telle qu'elle est : magique. Je suis un réaliste" (J. Giono, "Noé"). J'aime l'apparent paradoxe, la qualité magique du réel me parait aujourd'hui très évidente. Encore faudrait-il définir la magie, par exemple avec David Abram, comme l'expérience de vivre dans un monde fait d'intelligences multiples et la  capacité à changer de forme de conscience / d'expérience : "en propulsant, dit-il, son attention de côté, en-dehors, dans la profondeur d'un milieu à la fois sensuel et psychologique, dans le rêve vivant que nous partageons avec le faucon qui plane, l'araignée, ou le rocher laissant en silence se développer des lichens sur sa face rugueuse" (D. Abram, "Comment la terre s'est tue"). Balades et pique-nique dans les ruines d'une église l'après-midi. Puis marche nocturne dans une nuit venteuse. Depuis une petite chapelle de la Consolation, nous avons suivi la colline, emprunté une route forestière en écoutant les rafales dans les arbres et les cailloux rouler sous nos pieds — avec l'odeur des pins dans les narines — sans voir autre chose de la pleine lune que son halo entre les masses nuageuses. Quelques jours avant mon retour, une tempête de Toussaint frappait la pointe du Finistère, sans faire trop de chutes d’arbres chez nous. Mais l'ampleur des dégâts alentour nous fait réfléchir à nos dépendances électriques.



9.19.2023

Ils semblent loin les kilomètres


19 septembre 2023


Ils semblent loin les kilomètres de routes dans les lumières d’Atacama. Mais je reprends mes notes sur les nuits d’observation des étoiles. Et me plonge dans le 1er volume des poèmes de Gabriela Mistral, Essart, paru en 2021 aux éditions Unes (un deuxième tome, Pressoir, qui complète ce 1er vient juste de paraître). Puis l’université reprend de la place dans mon emploi du temps. Sinon c’est une année de voyages en France qui se prépare puisque j’irai écrire et travailler de Carpentras à La Ciotat en passant par Rennes, Nîmes et Dunkerque. Ici, le grand atelier est presque prêt, reste à construire le mobilier : des rangements sous les combles et 2 bureaux dont un, mobile, pour travailler debout. J’avance lentement sur le Recours à la nuit — ce sont quelques paragraphes, des rencontres, des lectures,  l’organisation mentale d’un ensemble de choses à agencer en attendant des périodes plus propices à de grandes plages d’écriture. Les petits poèmes-trouvés m’accompagnent quotidiennement et j’ai été saisie, dans le mémoire d’Isabelle V., par cette idée d’une pratique “en adoption” (versus “en invention”) — le terme est de Joan Foncuberta dans son Manifeste pour une post-photographie (Actes Sud, 2022) — il valorise l’acte de recueillir, de faire siens les signes, les mots, les phrases, les images des autres, que l’on reformule et réassocie et dont on fait sa propre matière. Le mot me frappe d’autant plus que ces centons, je les appelle des "poèmes-trouvés" comme on dit des enfants-trouvés, et qu'à travers cette question d'une écriture en adoption c’est toute une généalogie familiale qui s’éclaire. Généalogie par laquelle j’hérite d’une certaine forme d’errance, comme un stigmate invisible, qui rejaillirait dans mes écrits. Sergueï Eisenstein, lui, parle de “montage par attractions”. J'aime également ce terme d’attractions qui donne à penser que l’on n’adopte pas des phrases-rejetons, des phrases-boutures totalement par hasard, et que, si elles disent quelque chose de nous, elles ont également quelque chose à nous dire.



9.04.2023

En montant dans la vallée de l'Elqui

 
14 juillet 2023 — Vallée de l'Elqui, Norte Chico, Chile

En montant dans la vallée de l'Elqui, c'est comme si nous avions changé de saison, l'été est revenu, le vent est chaud à Vicuña, village de naissance de la poète Gabriela Mistral. Dans le musée qui lui est dédié je découvre, à travers ses poèmes, son rapport très physique aux paysages de son enfance, quelque chose d'à la fois rustique et mystique. Je prends en note quelques lignes de ce qui m'apparait comme un poème adressé à la terre et un fragment adressé au ciel, ci-dessous. Bientôt nous irons dans les collines observer le ciel nocturne, et dans cette région semi-désertique du Norte Chico peut-être apercevrons-nous un pan de "cet espace peuplé de mondes, non d'étincelles" qu'a fréquenté Gabriela quand elle s'appelait encore Lucila. 

Amo una piedra de Oaxaca
o Guatemala, a que me acerco,
roja y fija comme mi cara
y cuya grieta da un aliento

Al dormirme queda desnuda;
no sé por qué yo la volteo.
Y tal vez nunca la he tenido
y es mi sepulcro lo que veo... [Cosas]

J'aime une pierre de Oaxaca
ou de Guatemala, de laquelle je m'approche
rouge et fixe comme mon visage
et dont la fissure apporte un souffle

Quand je m'endors elle reste nue ;
je ne sais pas pourquoi je la retourne.
Et peut-être que je ne l'ai jamais tenue
que c'est ma tombe que je vois

Yo le mostraría el cielo del
astrónomo, no el del teólogo ;
le haría conocer ese espacio
poblado de mundos, no poblado
de centellos ; le mostraría todos
los secretos de esas alturas. [La instrucción de la mujer]

Je vous montrerai le ciel de
l'astronome, pas celui du théologien ;
je vous ferai connaître cet espace
peuplé de mondes, non pas peuplé
de scintillements ; je vous montrerai tous
les secrets de ces altitudes.



7.31.2023

Visiter le Museo de los artes precolombiano

 
12 juillet 2023 - Santiago, Chile

Visiter le "Museo de los artes precolombiano" pour sentir, par les traces des peuples qui l'ont habité, à travers les objets rituels, artistiques et usuels qu'ils ont laissé, ce territoire long de 4000 kilomètres, coincé entre montagnes et océan, pacifique, chaîne de volcans, déserts et Cordillère. Ces objets, qui associent usages et significations, et dont l'essentiel nous échappe, sont des figures parfois mi-humaines mi-animales, où terre et mer sont représentées (entrelacées sous forme d'un crocodile et d'un serpent), où écriture est aussi dessin, est aussi tissage, un art de liaisons et d'associations d'une beauté incroyable, des chapeaux tissés à oreilles, des étoiles en pierres taillées, des sculptures de groupes de danseurs ou de chamanes assis, fumants, des femmes enceintes associées à des coupes, des pots, des vases, des personnages-objets, et, ce qui ressemble à de très petites poupées, des momies d'enfants à peine nés avec sur le visage un masque d'argile peint. Je me demande si ces couleurs et ces matières, ces formes et ces objets issus d'autres temps et d'autres relations au monde, résonnent encore d'une manière ou d'une autre dans ce pays longiligne, à la fois océanique, désertique et montagneux. J'aime à penser que nous les sentirons peut-être, ces milles formes, sur la route, dans les montagnes, à la tombée de la nuit — tout comme nous gardons en bouche le goût des baies de Maqui qu'un chilien Mapuche nous a fait gouter, sur le cerro Santa Lucia, dans l'après-midi. 



6.29.2023

Et donc, ils sont revenus


Jeudi 29 juin

Et donc, ils sont revenus, les petits poèmes flottants, ces centons écrits à partir du florilège des ( ) de jour. En les proposant pour traduction à Deniz Dagdelen ("Le Dactylo Méditerranéen") ils me sont revenus à l’esprit. Non parce que je les avais oubliés, mais parce que j'ai repris le fil de ces poèmes-trouvés (exactement comme on dirait des enfants trouvés) — poèmes agencés-recueillis, adressés à distance, depuis un ailleurs vers un ailleurs. J'ai nommé la 1ère série, écrite pendant le confinement, Lettres océanes, en clin d’œil à Cendrars : "la lettre-océan n’a pas été inventée pour faire de la poésie mais quand on voyage, quand on commerce, quand on est à bord, quand on envoie des lettres-océan, on fait de la poésie" (B. Cendrars in Feuilles de route). J'en lirai une partie au festival des poésies contemporaines "Et Dire Et Ouïssance", ce vendredi, à Brocéliande. J'en poursuis l'écriture à partir du même dispositif, de coupes et d'agencements de citations, avec ce fil d’ariane qui est une adresse par-delà le temps et l’espace. Ces petites formes sont des respirations en accompagnement de projets plus lents et plus volumineux, de projets associés à des territoires. Et puisque deux chatons juste arrivés nous forcent à garder les portes closes sur le jardin, je nous fais lecture de poésie, Benoit Casas (Combine) et Emmanuel Laugier (Chant tacite), l’un puis l’autre en fin d'après-midi. 



6.22.2023

Pause


Lundi 19 juin

Pause après plusieurs fins de semaines à Paris. Des répétitions, des retrouvailles, un marché de la poésie — un marché effleuré, quelques rencontres choisies. De retour, le secours du jardin. Je vais et viens du dedans au dehors en traînant mes questions : comment prendre les choses une par une ? Trouver du temps pour penser ? Faire de la place ? Une sensation de vide ou de trop plein, ce qui revient au même. J’ai compté ce week-end les Orchis (pyramidaliset les Ophrys abeille (apifera) particulièrement abondantes cette année dans les zones non tondues du jardin — plus de 200 pieds de chaque espèce alors qu’on dit l’Ophrys rare en Bretagne. Il suffit certainement d’arrêter de vouloir tout ordonner. Je me suis endormie dehors plusieurs fois en lisant Le Mont Analogue, comme si la pause elle-même produisait l'épuisement. Sous le figuier, un air chaud et frais, mal mélangé, a produit sur moi par je ne sais quelle étrangeté la sensation d’un souvenir lointain, sans image. J’en ai rêvé la nuit suivante et le rêve a pris la forme d’un désir d’écriture, à la fois neuf et revenu de loin (frais et chaud). Un désir de poème à retenir à tout prix. Des mots comme des bouées écrits sur la première surface venue. Était-ce un portail, une porte ? Puis je me revois cherchant un carnet chez un buraliste. 




6.06.2023

Démarrer lentement

 

Lundi 5 juin

Démarrer lentement, comme un lundi, après avoir enseigné tout le samedi à Paris. Un dernier atelier d’écriture au Musée d'Art Moderne pour ouvrir un espace de rencontre entre les œuvres et le texte, et toujours le même plaisir à cet accompagnement avec les étudiantes. Je le sens plus vivement chaque fois que cela se termine. Encore quelques mémoires à lire, quelques soutenances, des choses qui s'étaleront dans l'été, sans salaire. Ce que c’est qu’être sur les bords, de vacations en petits contrats, sur le bord de trouver un accord avec l’université. Démarrer lentement, comme un lundi, avec l'écoute des enregistrements de Paysage augmenté — la lecture accompagnée de la musique électroacoustique de Michel Bertier, nos répétitions pour le festival des poésies contemporaines "Et Dire Et Ouïssance", à Brocéliande, dans quelques semaines. Démarrer lentement malgré le printemps qui s’infiltre, malgré la beauté au dehors, les rosiers au jardin, machines à fabriquer du rose, la mer fraiche, la saison des baignades ... Ici il faut des points de suspension car il y a trop à regarder, trop à faire, la vie toujours intense propose, comment dès lors isoler, choisir, comment refuser ?



5.31.2023

C’est une construction comme j’aime


Mercredi 31 mai 


Sur "Recours à la nuit" (texte en cours)
C’est une construction comme j’aime, intuitive, associative. Un paragraphe en amène un autre, s’y relie par une phrase, une idée, m’emmène ailleurs, fait voyager la pensée. Une trame se forme qui se prête à une certaine souplesse car l’écriture n’est pas linéaire, le texte bougera, se transformera de l’intérieur. Pour l’instant il s’agit de ne pas trop objectiver les éléments posés, laisser croître par paliers. Et si le début ressemble à un essai, des récits s’esquissent qui introduisent de la fiction. Là encore, ouvrir grand les portes, multiplier les approches, la somme vaudra habitation — c’est l’idée. Le reste de la période est plus difficile, comme s’il fallait traverser une fois de plus les grandes plages de découragement, sonder les profondeurs inquiètes. L’inconnu juste devant, qui vaut souvent liberté, peut se retourner comme un gant, prendre la forme d'une butée. Un jeu de l'oie. Un retour à une case départ. Alors sortir, marcher, prendre l'air. Alors  occuper ses mains, peindre l'atelier. Chaque petite chose compte car chaque chose faite est comme une chose de gagnée.



4.28.2023

Entrer dans l’écriture


Vendredi 28 avril

Sur "Recours à la nuit" (texte en cours)
Entrer dans l’écriture sans préjuger d’une forme, même si, après avoir rédigé plusieurs dossiers de résidence, je craignais d'avoir faussé ces commencements. Entrer dans l'écriture c'est délicat, c'est comme tracer une cartographie à mesure, en se laissant porter, circonscrire en posant des jalons, d’une lueur à l'autre, dans une certaine obscurité. Le même monde mais à côté. De forêt en abysse, les yeux ouverts ou fermés, avec ou sans lucioles, associer des souvenirs, des mots, des idées. Il y a une masse de documents, des films, des textes, les mots des autres. Se les approprier, y faire son chemin. Avancer tâtonner, accepter ce qui vient. À ce stade, il est important de ne pas trop s'interroger, de rester dans le désir, d'entrer de plein pied. 


4.14.2023

Et parfois il n’y a que cet espace


Vendredi 14 avril

Et parfois il n’y a que cet espace du journal pour se donner, au milieu d’une journée de choses administratives, le temps de l'écriture. Dans sa note réflexive une étudiante évoquait à quel point "le travail préparatoire à l’écriture est une forme de méditation à portée de main". Se poser, ouvrir une porte, laisser venir. C’est ce que j’ai fait le week-end dernier lors d'un workshop à Ouessant avec des étudiants des universités de Rennes, Brest et Rimouski dans le cadre de leur projet “Littécriture“. À la rencontre de l’île, j’ai proposé à mon tour de nous empaysager, de partir marcher chacun·e de son côté pour collecter ce qui vient. Une promenade immersive en laissant les phrases monter, comme une petite chanson à réentendre, une voix mêlée au paysage. Ce qui m’a frappé c’est de saisir à nouveau, à travers ce dispositif, l'enjeu d'une prise d'écriture en déplacement. Par l'enregistrement de la voix, les mots captés bout à bout composent une sorte de texte, un pré-texte illisible au moment de la prise de note, un texte potentiel livré à l'audiophone, bricolé au dehors, à même le lieu, entre vent et voix, corps et déplacement. Et tandis que je me désintéressais de mes mots fixés/figés sur le carnet, ce texte mouvant me paraissait plus fascinant, plus juste, mieux à même de saisir quelque chose de l'expérience du paysage.

 

4.05.2023

Il y a, il y a, il y a


Mardi 4 avril

Chaque jour est compté. Il y a ce week-end passé dans le jardin, ce qui s’y construit au fil des années et ce qui s’y rejoue à chaque saison. Les journées y sont si pleines que j’entrevois chaque fois la possibilité que cela soit suffisant pour nourrir une vie complète. Mais ce serait trop simple, bien sûr. Il y a ce grand chantier de candidature qui barre toute la semaine et me cloue assise devant l’écran, le dos brûlant. Il y a ce texte inachevable, qui m’oblige depuis des mois à chercher encore, à chercher plus fort — qui me demande plus que ce que je peux donner, repousse chaque fois plus loin quelque chose, mais quoi, exige l’impossible : poursuivre — l’impossible : arrêter. Un texte piège, j’y suis prise, s’y déprendre, l’envoyer.


3.22.2023

Élasticité du journal


Mardi 21 mars

Élasticité du journal. Je crois que mon temps est ailleurs, plus souple, distendu, temps vécu qui fait des boucles d’une chose vers une autre et c’est mieux qu’il en soit ainsi puisqu’on est toujours entre mille et un morceaux qu’il nous faut sans cesse recoudre — temps en pièces détachées — c'est cela le travail du récit : recoudre. Ces derniers jours, le temps de la “rencontre” avec Barbara Glowczewski raccommode 1999 à 2022 ; tandis que celui autour de l’oeuvre de Francesca Woodman en préparation d’une lecture à Douarnenez me fait me retourner vers 2012, 2014, 2020 avec le bel article de Sabine Huynh sur Les yeux fermés, les yeux ouverts, qui commence par « un livre qui hante ». Ils s'écrivent si lentement et longuement, mes livres, j'espère qu'ils hantent un peu, en tous cas ils m'habitent tous ensemble parfois comme un seul texte, si bien qu'il y a souvent un fil de phrase qui traîne et finit par ourler un livre à l'autre. En lecture il s'agit pourtant de réactiver un présent propre au texte, quelque soit l'époque où il fut écrit. À Rochefort-sur-Loire, un an déjà après la parution de Vers les terres vagues. Ou à Douarnenez, huit ans après celle de Les Yeux fermés, les yeux ouverts. Gerry Badger écrit que chaque autoportrait de Francesca enferme un petite pépite de temps et d’espace (a little nugget of time and space) — ce temps long d’exposition qui floute la silhouette est celui qui fait trace puisque, finalement, « le passage est ce qui reste ». Susan Howe, elle, note dans Mon Emily Dickinson, cette phrase qui me plait beaucoup et qui est peut-être le contrepoint de l'idée précédemment formulée — mais elle permet de faire de ce passage même du temps un objet de la poésie : « les liens entre les choses que rien ne relie constituent l’irréelle réalité de la Poésie ».



2.24.2023

Trois semaines sans voyager


Vendredi 24 février

Presque trois semaines sans voyager. Un autre rythme s’installe, de nouveaux espaces s’ouvrent, des choses se déposent. Je prends le temps de faire la route vers Brest, le temps des amitiés. Le temps de mettre à jour le site et de boucler un nouveau dossier de résidence qui permettrait de lancer l’écriture du nouveau projet dès le premier semestre 2023. Ici, en ce moment, ce sont plutôt des formes courtes, une page pour la revue Gare maritime de la Maison de la poésie de Nantes ; un article en cours à quatre mains pour la revue de Sciences Humaines ¿ Interrogations ? sur le croisement arts et SHS (autour du projet « Déplis »). Puis cette semaine, rouler, transporter les uns et les autres, jongler avec une seule voiture. À cause des déviations prendre les petites routes. Des traversées de paysage, des balades de l‘oeil glissant à la surface des choses : un regard vers la mer au passage, un regard vers chaque maison que j'aime, vers chaque arbre repère. J'ai fini la lecture du Dossier Sauvage (P.A., 2019), qui m'a laissée un peu sur ma faim, car si je saisis la façon dont ces diverses échappées érémitiques réactualisent la pensée de Foucault à l’aune de ce qu'Artières nomme des contre-conduites, c'est comme si les éléments documentaires qu'il articule étaient laissés en suspens dans leur entrecroisement même, comme s'il n'allait pas au bout de ce nouveau sens qu'ensemble ils pourraient prendre. Est-ce parce que dans cette compilation de documents, le narrateur ne nous fait pas toucher du doigt son cheminement de pensée, sa propre nécessité ? Ce narrateur-sujet apparaissant et disparaissant dans la matière-document ne me convainc pas complètement. C'est un livre un peu sec. Il y a néanmoins chez Artières des sujets et des formes qui me touchent, dont je veux poursuivre la lecture avec Le Peuple du Larzac,sur la pile.



2.09.2023

Paris-Grenoble-Quimper

  
9 février 2023

Paris-Grenoble-Quimper. Déménager M. et profiter de quelques balades dans les montagnes : Chartreuse, Belledonne, plaisir de marcher dans une couche de neige fraiche en écoutant le poids de ses pas, la consistance du son, de la matière — avec l’impression que cela, le froid, la neige, est déjà devenue chose rare, infiniment précieuse. À l’arrêt le silence de la montagne est un cadeau qui nous ravit. Au retour, attendre une réponse de résidence qui ne vient pas et devient au fil des jours présage d’un avis négatif, je me demande s’il faudra ajourner le démarrage du nouveau chantier d’écriture, au moins jusqu’à l’automne 2023, ou bien trouver moyen de l’engager ici, maintenant, au milieu de tant d’autres choses : des fragments de textes en cours, l'idée d'une reprise du travail théorique de la thèse, plusieurs ateliers d’écriture, les mémoires de quelques étudiant.es à l’université (avec l’espoir d’un nouveau contrat à temps partiel pour l’année prochaine). Ayant passé en revue les rayons “Amérique du sud” de la Bibliothèque Universitaire, j'ai retrouvé l’écrivaine dont je recherchais le nom depuis des mois, Clarisse Lispector, et emprunté La Passion selon G.H., ce livre, comme un tunnel.
 

1.27.2023

Reprendre ce journal


Vendredi 27 janvier

Reprendre ce journal, écrire vite, sans trop réfléchir. Je n’ai pas été finalement à la gare de Joigny pour passer quelques jours à la "Maison Composer" chez l'amie Ann. Trop d'encombrements ces derniers temps, mais c'est partie remise. Rentrée par le dernier train du lundi soir, juste après le séminaire d’Héritages, l'UMR à laquelle je suis associée comme chercheuse, pour une petite semaine à la maison. Janvier est presque achevé, les deux années de la recherche-action “Déplis” à Dunkerque quasiment derrière moi. Je sens que s’ouvre une petite vacance avant le nouveau projet d'écriture pour lequel j’attends des réponses de résidences. Je tente donc de démarrer ces “Écrits Critiques” auxquels je pense depuis un moment, et dont j’aimerais qu’il prennent la suite du travail éditorial que je faisais pour L'esquif, Publie.net. Sans réfléchir, mais certainement pas au hasard, j’attrape Manon, Provisoires. La barre est haute, j’y travaille les fins d’après-midi. Puis je m’offre des temps de lecture conséquents pour finir les essais en cours : À l’est des rêves (N. Martin) puis Vivre avec le trouble (D. J. Haraway) ; et sortir, le soleil m’attire. Marcher ou travailler au jardin, cette semaine je choisis le jardin, plante, fauche, un peu plus d’une heure à chaque fois, le temps est frais mais beau, grand plaisir.